Burkinophobie

Adrien Foucart | 18 Aug 2016
2xRien - un blog

J’ai essayé.

Promis. J’ai essayé de ne pas me plonger (tout habillé) dans les débats stériles sur le fameux “burkini”. N’est-ce pas juste une bêtise de plus, une réaction exagérée face à un problème inexistant ? Après tout, certains maires s’empressent de rejoindre la vague d’interdiction tout en reconnaissant n’avoir jamais vu de burkini sur leurs plages.

Mais voilà, on ne va pas pouvoir ignorer très longtemps ce petit débat Made in France : il s’invite chez nous. Le MR et la NV-A parlent d’étendre l’interdiction au territoire belge, tandis que la bourgmestre de Molenbeek, Françoise Schepmans, rebondit sur l’affaire pour ramener le port du voile en général sous le feu des projecteurs.

Bon, allons-y alors : messieurs et mesdames (mais surtout messieurs) les burkinophobes, expliquez-nous le problème.

Une tenue de plage manifestant de manière ostentatoire une appartenance religieuse, alors que la France et les lieux de culte religieux sont actuellement la cible d’attaques terroristes, est de nature à créer des risques de troubles à l’ordre public (attroupements, échauffourées, etc.) qu’il est nécessaire de prévenir.

L’arrêté municipal de David Lisnard, pour la ville de Cannes, lance le premier argument : éviter des troubles de l’ordre public. Les tensions inter-communautaires sont vives, et il faut donc éviter de montrer son appartenance religieuse. Mais ce qui est au juste interdit n’est pas très clair. La suite de l’arrêté précise :

L’accès aux plages et à la baignade est interdit à compter de la signature du présent arrêté jusqu’au 31 août 2016 à toute personne n’ayant pas une tenue correcte, respectueuse des bonnes mœurs et de la laïcité, respectant les règles d’hygiène et de sécurité des baignades adaptées au domaine public maritime.

Donc, en fait, c’est une question de “bonnes moeurs”, de “laïcité”, “d’hygiène” et de “sécurité”. Le directeur général des services de la Ville de Cannes précise que le but est de prohiber “les tenues ostentatoires qui font référence à une allégeance à des mouvements terroristes qui nous font la guerre”, ce qui a le mérite d’être nettement plus clair.

Une marque d’allégeance à des mouvements terroristes, il paraît. (AFP, via Nice Matin)

S’insérant dans le débat, le premier ministre français Manuel Valls nous explique gentiment pourquoi le burkini est incompatible avec Les Valeurs De La République : “Il y a l’idée que, par nature, les femmes seraient impudiques, impures, qu’elles devraient donc être totalement couvertes”. Il nous explique aussi que “il faut que l’islam, comme les autres religions l’ont fait, accepte la discrétion dans la manifestation des convictions religieuses”.

La discrétion (via www.eglise.catholique.fr)

Donc, si je comprends bien les différents raisonnements : voir des femmes en burkini, ça fait penser aux attentats (puisque le burkini est une “allégeance” à une religion qui est aussi revendiquée par des terroristes, donc c’est pareil), et donc ça met les braves gens en colère, et pour éviter les bagarres et protéger les pauvres femmes musulmanes qui seraient les victimes de cet amalgame, il faut qu’elles retirent leur burkini. C’est pour leur bien. Et c’est aussi pour leur bien parce que le burkini est archaïque et que c’est un symbole de soumission. C’est mal de forcer les femmes à porter le burkini, donc la solution est de forcer les femmes à ne pas porter le burkini.

J’ai mal à la tête. Je n’arrive juste pas à comprendre la gymnastique mentale qui est utilisée pour justifier ces interdictions. Est-ce si difficile de dire : forcer une femme (ou un homme d’ailleurs) à porter l’un ou l’autre vêtement contre sa volonté, c’est mal. Un mari force sa femme à porter le burkini ? Pas bien. Un père force sa fille à porter le burkini ? Pas bien. L’état force une femme à ne pas porter le burkini ? Pas bien. Prétendre que, en interdisant le burkini, les femmes qui le portaient à la plage vont subitement enfiler un maillot bien républicain, et pas juste rester chez elle, c’est (ah!) se voiler la face.

Prétendre, aussi, que la pression sociale et culturelle qui pousse les femmes musulmanes à mettre le voile, ou le burkini, est fondamentalement différente de la pression sociale et culturelle qui dicte en général la façon dont les femmes sont forcées de s’habiller dans notre société est aussi absurde. Il suffit d’écouter ce que les femmes qui portent le burkini nous disent (et oui, elles existent, elles savent parler, elles ne sont pas enfermées dans des donjons par leur mari jaloux, on peut donc même leur laisser la parole). On dira peut-être qu’elles sont “conditionnées” à penser comme ça, qu’on leur a lavé le cerveau. On peut dire pareil d’une femme qui met des tonnes de maquillage, qui se fait siliconer les seins, ou qui porte des hauts-talons : c’est notre société qui met des standards de beauté ridicules, qui pousse les femmes à porter des chaussures inconfortables qui bousillent les articulations, les muscles, les genoux et le dos pour mettre les fesses en valeur.

Si une femme décide de s’habiller en mini-jupe et t-shirt moulant, elle devrait en avoir le droit (et devrait pouvoir le faire sans se faire harceler au passage). Si elle décide de s’habiller en vieux jogging cradingue informe, elle devrait en avoir le droit (sans entendre que c’est dommage, qu’elle pourrait être jolie si elle faisait un petit effort). Si elle décide de s’habiller en robe à froufrous ou en jeans, avec un voile ou un chapeau, avec ou sans soutien-gorge, avec des hauts talons ou des baskets, elle devrait en avoir le droit. Si elle va à la plage seins nus ou en burkini, elle devrait en avoir le droit. Quand l’état essaye de limiter ce choix, il ne défend pas les droits des femmes.

Quand au “trouble de l’ordre public”, on entend beaucoup en exemple le cas de la bagarre, en Corse, entre des touristes maghrébins et des corses. Un “témoignage d’une mère de famille corse” circule :

Le tort de nos enfants, aujourd’hui : être en train de regarder de loin de leur rocher, une population musulmane (environ 10 pers) prenant le bain avec des femmes en burkini. (…) Ils ont été insultés car ils regardaient la scène. De là, les agresseurs sont partis dans leur direction armés de haches, couteaux et harpons.

N’est-ce pas là une preuve que l’interdiction est nécessaire, au moins temporairement ? C’est exactement ce que les maires craignaient, non ? Sauf que, maintenant que l’enquête peut se faire dans le calme, il semblerait qu’il n’y ait jamais eu ni Burkini, ni haches, ni couteaux. L’affaire semble se résumer à une famille agressive et désagréable – et, par ailleurs, musulmane – qui aurait provoqué un échange d’insultes, puis de jets de pierre, et au final une bagarre générale. Le “témoignage” initial ne semble pas avoir pu être authentifié par une quelconque source fiable. Une bagarre, donc, que les autorités peuvent certainement traiter avec les lois et règlements existants.

Pour terminer, et parce qu’il est infiniment plus amusant (et facile) de se moquer de l’extrême-droite que de tenter de dénouer les raisonnements foireux mais, je suppose, parfois bien intentionnés des autres : “Le Salon Beige”, un blog “par des laïcs catholiques”, relaye aujourd’hui l’opinion de Marine Le Pen :

Bien sûr le burkini doit être proscrit des plages françaises, où il n’a strictement rien à faire. C’est une question de laïcité républicaine, d’ordre public, assurément ; mais bien au-delà, c’est de l’âme de la France dont il est question : la France n’enferme pas le corps de la femme, la France ne cache pas la moitié de sa population, sous le prétexte fallacieux et odieux que l’autre moitié craindrait la tentation.

En 2013, ce même Salon Beige s’extasiait sur cette belle image

…de bonnes soeurs catholiques en train de regarder une compétition de surf.

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