Des musulmans partout

C’est le dernier article à sensation vomi par SudPresse : 781.887 musulmans (c’est précis) vivent en Belgique. De Standaard est encore plus précis, et fourni une carte détaillée commune par commune.

Mon premier réflexe, c’est de chercher toutes les raisons pour lesquelles cette estimation est foireuse. D’entrer dans les chiffres. Mais au fond, dans ce cas-ci, je pense que ce serait une erreur. Derrière le titre racoleur, il y a un travail réel, par un sociologue (Jan Hertogen). Je ne pense pas que M. Hertogen prétend fournir autre chose qu’une estimation grossière, et il semble assez transparent sur sa méthodologie. D’autres sociologues utiliseront certainement d’autres méthodes et arriveront à d’autres chiffres, ce qui est parfaitement normal.

Ce qui me gêne, ce n’est pas la méthodologie. Ce n’est même pas nécessairement le fait que ce calcul ait été effectué. En tant qu’étude sociologique, ce calcul peut être intéressant, et alimenter la réflexion sur des réelles questions (par exemple, sur le financement des cultes, ou le nombre insuffisant de mosquées par rapport au nombre de musulmans).

Tout cet intérêt possible, cependant, disparaît dès qu’on quitte le domaine académique et qu’on entre dans l’univers médiatique. La méthodologie, SudPresse en parle, mais en sachant bien que personne ne lira jusque là. Il leur suffit que le titre choque et interpelle, que comme moi les gens réagissent, qu’ils cliquent malgré eux sur le lien et ainsi augmentent le trafic vers leur site et ses publicités.

J’avais envie d’écrire : SudPresse, en mettant ainsi les musulmans dans des cases, joue la carte du communautarisme et de la division. Qu’ils cherchent à provoquer la peur, à monter les uns contre les autres. Mais je ne crois même pas que leur réflexion aille aussi loin. Je crois qu’ils s’en foutent des conséquences possibles de leur article sur la perception de l’Islam. Ils s’en foutent si ces statistiques seront certainement reprises par des groupuscules d’extrême-droite qui utiliseront les “23,5 % de musulmans à Bruxelles” pour présenter la capitale comme une ville envahie, bientôt assujettie à la Sharia.

SudPresse excelle dans l’art du “clickbait”. Un titre ou une image qui pousse à cliquer dessus, même si on sait bien, au fond, qu’on ne tirera rien de l’article qui vient derrière. Pour eux, peu importe que l’article soit “X musulmans vivent en Belgique” ou “Scandale porno au Séminaire de Floreffe (Photos)” (oui, c’est un vrai titre aujourd’hui sur leur site…). Que les gens cliquent parce qu’ils veulent s’offusquer de la “débauche de la jeunesse”, qu’ils cliquent parce qu’ils espèrent voir des photos cochonnes (de mineurs en plus…), ou qu’ils cliquent pour se moquer du niveau “journalistique” de SudPresse, ça ne change rien à leurs revenus publicitaires.

Le vrai problème, c’est que le clickbait, ça marche. Et que, si il était autrefois surtout limité à des sites comme “Buzzfeed”, le “Huffington Post”, le “Daily Mail” ou SudPresse, il se propage petit à petit dans la sphère journalistique “sérieuse”. Quand “Le Soir” trouve des aliens sur Mars (oui, je vais encore le ressortir souvent celui-là, je ne m’en lasse pas !), ils ne se posent pas la question de savoir si ils favorisent le développement de l’esprit critique. Quand la DH illustre un article sur “Les réflexes à avoir avant de revendre son smartphone” par une photo de fille nue (mais qui tient un smartphone, du coup ça compte), ils ne se posent pas la question de savoir si ils contribuent au sexisme et à l’objectification des femmes dans notre société.

Il y a deux modèles par lesquels des médias “on line” peuvent être rentables : soit réussir à convaincre les gens de payer un abonnement en fournissant un contenu de qualité, soit maximiser le trafic pour “vendre” le lecteur à des publicistes. Le premier modèle est difficile, coûte cher, rapporte peu. Le second est facile et efficace. Son seul défaut, évidemment, c’est que ce n’est plus du journalisme.

Quand Le Soir veut défendre son statut de “journal sérieux”

“Depuis ce vendredi après-midi, la rédaction du Soir est au centre d’une polémique”, nous dit Le Soir dans un post Facebook.

Cette polémique, elle démarre avec un message de Vinciane Jacquet, “correspondante au Caire du journal Le Soir” selon elle, “journaliste basée au Caire à laquelle nous faisons appel occasionnellement” selon Le Soir.

Le message est désormais indisponible.

L’histoire racontée par Le Soir et celle de la journaliste sont quasiment identiques. Les deux confirment qu’une commande a été passée pour un article sur le crash de l’avion d’Egyptair. Les deux confirment que cet article devait parler de la “tristesse” à l’aéroport. Les deux confirment qu’il devait parler des “procédures de sécurité particulières” d’Egyptair. Là où les histoires divergent, c’est sur l’intention : Vinciane Jacquet estime que Le Soir voulait par cette commande un article sensationnaliste, alors que Le Soir insiste que non. “Seuls les faits comptent à nos yeux : nous vous invitons à les lire pour vous forger votre opinion”, nous disent-ils avant de montrer les trois pages du Soir dédiés au crash dans l’édition du 20 mai, où l’on voit s’étaler le titre : “Tout laisse à penser que c’était un attentat“, un titre pas du tout sensationnaliste étant donné que, si l’on en croit par ailleurs le très sérieux journal Le Soir, la “piste terroriste est sérieusement envisagée par l’Egypte et des experts”, mais la France indique que “nous n’avons aucune indication sur les causes”, et la disparition “n’a été revendiquée par aucun groupe djihadiste”. Autrement dit : on en sait rien pour l’instant.

Savoir qui des deux dit la vérité entre Le Soir et Vinciane Jacquet est impossible (et franchement je m’en fout un peu). Mais l’idée que “Le Soir” ne fait pas dans le sensationnalisme, et que “seuls les faits comptent à [leurs] yeux” est risible. Le Soir, et en particulier sa “rédaction en ligne”, a depuis longtemps laissé de côté ce genre de considération éthique.

Sur le site du Soir, on trouve cet article : “Il divorce quelques heures après son mariage à cause de l’addiction aux réseaux sociaux de sa femme“, qui a pour seule source “Gulf News”, un tabloid basé à Dubai connu notamment pour avoir un jour publié un article négationniste (“Aujourd’hui, le monde entier est témoin du fait que l’holocauste Nazie n’était qu’un mensonge, un chantage des Sionistes envers l’humanité“).

Ou encore cet article : “Les passagers d’un avion voyagent aux côtés… d’un cadavre“, dont le but n’est certainement pas d’être sensationnaliste et de pousser les gens à cliquer en voyant la photo d’un cadavre en chaise roulante et un titre qui n’indique en rien qu’il s’agit en fait d’un mannequin pour film d’horreurs (pour ça, il faut aller au bout de l’article).

À moins qu’ils ne préfèrent mettre en avant cet article : “Daniel Craig n’endossera plus le costume de James Bond“, dont la seule source est cette fois-ci le “Daily Mail”, tabloid anglais connu pour fabriquer ses informations et ses sources de toute pièce.

Bon, le Daily Mail est déjà une amélioration par rapport à la fois où ils ont relayés un article de “UFO Sightings Daily” dévoilant une “mystérieuse silhouette sur Mars”.

Messieurs et mesdames de la rédation du Soir : si vous voulez être pris au sérieux comme un journal basé sur les faits, commencez peut-être par revoir votre ligne éditoriale… Vos propres articles font bien plus de tort à votre réputation que la mini-polémique lancée par Vinciane Jacquet.

Black M, Verdun, commémoration de l’intolérance

Il y a encore quelques jours, je n’avais pas la moindre idée de qui était Black M. Qu’un de ses concerts soit annulé ne me fait donc ni chaud ni froid, et c’est vrai que lorsque j’ai au départ vu passer l’information dans la presse, je ne m’en suis pas particulièrement préoccupé. En y regardant de plus près, tout ça pue quand même un peu, et mérite que l’on s’y attarde un instant.

Cet article du Monde fournit un bon résumé de la situation. Black M, chanteur du groupe Sexion d’Assaut, a été choisit en Avril pour chanter lors d’un concert commémoratif à Verdun. Le 10 mai, Fdesouche (l’un des sites d’informations centraux de la fachosphère) dénonce ce choix, en tirant quelques exemples “anti-français”, homophobes (comme si ça les dérangeait…) et “pro-Dieudonné” (là ça les dérange vraiment : Dieudo est un concurrent direct dans le business de la “contre-information”) des chansons du groupe. Marine Le Pen s’est empressée de reprendre le cri d’alarme, accompagnée par le reste de l’extrême-droite française. Au lieu d’ignorer les aboyements des fachos, la mairie pourtant socialiste de Verdun annule le concert le 13 mai. Black M réagit sur Instagram, rappelant que son grand-père “a combattu lors de la guerre 39-45“. Il conclut : “Moi, Alpha Diallo, enfant de la République et fier de l’être, souhaite, par ce communiqué, faire barrière à ces propos haineux.

La première chose dérangeante dans tout ça, c’est que l’influence de l’extrême-droite sur la France soit telle qu’un simple article sur un torchon comme Fdesouche arrive à dicter des décisions à une mairie.

La seconde, c’est l’opportunité manquée que cela représente. Oui, Black M – et le rap en général – a parfois des paroles violentes, exprime une certaine colère. Cette violence et cette colère sont clairement partagées par une partie de la jeunesse française, en particulier chez des jeunes qui “feraient tâche” dans un rassemblement FN… Des jeunes qui devraient être la cible principale de ces actions de mémoire. Les vieux, 14-18 ils connaissent. Ils ont déjà eu des commémorations, adaptées à leurs sensibilités. Alors mettre de la musique “plus digne”, c’est bien joli, mais sensibiliser la jeunesse à coup d’orchestre philharmonique, ça va être compliqué.

Enfin, il y a le côté extrêmement hypocrite de voir le petit-fils d’un combattant français de la seconde guerre mondiale critiqué par des fils et petits-fils de pétainistes et de collabos parce qu’il n’est pas “assez français”, “assez patriote”.

C’est triste de voir la mairie de Verdun céder à la pression frontiste et identitaire. C’est triste de voir que, pour commémorer la première guerre mondiale, le message que l’on passera une nouvelle fois aux jeunes immigrés français, c’est qu’ils ne sont pas ici chez eux, qu’ils ne font pas vraiment partie du pays où ils sont nés, que leur musique est “violente”, que les chanteurs qu’ils écoutent ne sont pas “dignes” de représenter le peuple français.