Comparer quelqu’un à Hitler ou au nazisme est un argument tellement bas, tellement absurde et surtout tellement courant qu’on lui a donné un beau nom latin : la reductio ad Hitlerum. La reductio ad Hitlerum, c’est le non-argument ultime, celui qu’on sort lorsqu’on a rien d’autre à reprocher à son adversaire, lorsqu’on ne sait pas pourquoi il a tort. Tu veux que les trains de la SNCB soient à l’heure ? Devine qui d’autre voulait que les trains soient toujours à l’heure : Hitler. Boum. Discussion terminée. Sur Internet, l’argument est tellement courant qu’on a inventé la “Loi de Godwin”, qui voit la comparaison à Hitler comme le point final logique et absurde de tout débat.
Au cours des années, la Loi de Godwin devenant de plus en plus connue, on est progressivement tombé dans ce qu’on pourrait appeler la reductio ad reductio ad Hitlerum : toute comparaison à Hitler ou au nazisme est immédiatement vue comme invalide par principe, parce que c’est trop facile, parce que c’est manquer de respect aux victimes du nazismes, parce que c’est tellement méchant, cruel de comparer quelqu’un à Hitler, même quelqu’un qui a des idées vraiment, vraiment pourries, que ce n’est jamais justifié.
Le problème, c’est que si d’un côté “ceux qui ignore l’Histoire sont condamnés à la répéter”, et que de l’autre on retire volontairement de la discussion (et donc on se force à ignorer) un des personnages les plus horriblement marquant de l’Histoire… Je vous laisse conclure.
Tout ça pour dire que comparer les méthodes de quelqu’un à celle des nazis, ou son discours à celui d’Hitler, ou son idéologie au fascisme, ne veut pas pour autant dire qu’on juge qu’il est littéralement Hitler, et qu’il s’apprête à ouvrir des camps de concentration. Parfois, la comparaison à Hitler est utile tout simplement parce qu’il est plus connu, et que la comparaison à Mussolini, à Tito ou à Franco est moins effective (hors Italie / ex-Yougoslavie / Espagne, bien sûr), même quand elle serait tout aussi appropriée.
Tout ça pour en venir, aujourd’hui, aux deux proto-dictateurs les plus en vue du moment : Vladimir Vladimirovitch Poutine et Donald John Trump. Trump et Poutine sont à deux stades très différents de leur carrière de proto-dictateur. Poutine a, de fait, déjà fait en bonne partie sa transformation en cochant l’une des cases principales permettant d’identifier un dictateur : rester au pouvoir au-delà de ce que prévoient les règles démocratiques en place dans le pays. Quand un président africain le fait, on n’hésite moins à mettre le mot sur l’acte. Poutine contrôle la Russie, et ne semble pas prêt de s’en détacher. Trump n’est même pas encore président des États-Unis, et il est donc pour l’instant impossible de savoir quel dirigeant il sera. Comme certains l’espère : juste un plouc complètement paumé dans un système qu’il ne comprend pas, incapable de faire quoi que ce soit, et voué à juste signer les lois posées devant lui par le Congrès. Comme d’autres le craignent : un dangereux autocrate capable de miner la démocratie américaine en passant des deals juteux avec ceux qui seraient en mesure de l’en empêcher.
Dans les deux cas, il y a des parallèles à faire avec Adolf Hitler, des parallèles qui doivent être fait pour comprendre leur mode de fonctionnement, et le danger qu’ils posent à la précaire stabilité mondiale. Dans les deux cas, ce qui est particulièrement intéressant (de mon point de vue de geek, en tout cas), c’est la façon dont ils ont réussi à faire passer à l’ère numérique les vieilles tactiques des fascistes d’hier.
La propagande n’a jamais été une arme exclusive aux régimes dictatoriaux, mais l’homme qui reste associé au perfectionnement de cette arme est Joseph Goebbels. Goebbels voulait, selon le journal Time (selon Wikipédia), “que la presse soit organisée avec une telle finesse qu’elle soit en quelque sorte un piano sur lequel puisse jouer le gouvernement”. Poutine à transposé ça à l’ère des réseaux sociaux, en mettant en place de véritables “usines de propagande”, qui déversent jour et nuit des articles, commentaires, et messages divers à la gloire de Poutine, contre ses opposants et, lors de l’élection américaine, contre Clinton et pour Trump. Poutine a trouvé un réseau de diffusion tout prêt à l’accueillir en Europe avec d’un côté la fachosphère (qui aime son attitude “musclée”, ses lois anti-homos, et le fait qu’il bombarde allègrement des musulmans), et de l’autre les complotistes, qui aiment bien l’idée que “la propagande, c’est ce qu’on nous vend comme de l’actualité en Europe, mais en fait c’est ce que dit Russia Today qui est vrai”. Pourquoi ? Parce que c’est logique, à partir du moment où on a déjà décidé au départ que les médias européens nous mentent.
Mais ce à quoi je voulais arriver en titrant cet article “les chemises brunes du net”, avant de partir dans ces interminables digressions, c’est à la stratégie d’intimidation mise en place par les “Trumpistes”, si pas par Trump lui-même (tant il est toujours difficile de savoir à quel degré il contrôle ce mouvement qu’il a lancé). Parce que là, la comparaison doit être faite : l’armée de “trolls” qui sévit sur le net en général, et sur les réseaux sociaux en particulier, peut absolument être assimilée à des “SA 2.0”. Ainsi, le journaliste américain Kurt Eichenwald, qui expose sans relâche et depuis bien avant l’élection les magouilles et conflits d’intérêts de Trump, son entreprise et sa fondation, a après l’un de ses derniers articles reçus une vague d’insultes et de menaces de mort. Jusque là, il s’agissait d’une réaction similaire à ce qu’il avait pu avoir pour ses articles précédents (ce qui est déjà un problème en soi), mais cette fois-ci les menaces étaient assorties d’une mini-vidéo, contenant des flashs de lumière rapides, conçus avec pour objectif de déclencher des crises chez une personne épileptique. Eichenwald avait auparavant parlé du fait qu’il souffrait d’épilepsie : il s’agissait donc bien d’une attaque qui aurait pu avoir des conséquences dangereuses. Heureusement, le seul dommage subit, dans ce cas-ci, fut un iPad tombé par terre.
Eichenwald est loin d’être le seul à subir ce déluge de menaces. Être une critique vocale et visible de Donald Trump signifie d’accepter de prendre le risque de se retrouver au centre d’une telle campagne de harcèlement. Dans certains cas, cette campagne dure quelques jours. Dans d’autres, elle ne s’arrête jamais. Le harcèlement est particulièrement vicieux lorsque la personne visée est, surprise surprise, juif (ou à un nom à consonance juive). Dans la fachosphère (américaine surtout, mais ça arrive en Europe aussi), les personnes juives sont marqués dans leurs messages par des triples parenthèses ((( ))) entourant leur nom. L’origine de cette marque vient d’un podcast appelé, ça ne s’invente pas, The Daily Shoah. Chaque fois que le nom d’une personne juive y était prononcé, il était assorti d’un écho (je vous renvoie à l’article Wikipedia cité ci-dessus pour toute l’explication sur le pourquoi du comment du symbole, si tenter de suivre la logique des raisonnements antisémites est votre tasse de thé).
Ce que Trump a réussi à faire, volontairement ou non, c’est de “crowd-sourcer” ses campagnes de harcèlement. Il n’a jamais besoin de coordonner quoi que ce soit lui-même. Il sait juste qu’il n’a qu’à pointer quelqu’un du doigt (comme il l’a fait avec la journaliste Katy Tur pendant la campagne) pour lâcher la meute.
Comme tout cela se passe principalement sur Internet, on est tenté de se dire que “ce n’est pas grave”. Ce n’est pas réel. Sauf que, pour beaucoup de gens (notamment certains journalistes), Twitter et Facebook sont des outils de travail, et ne pas pouvoir les utiliser sans subir insultes et menaces est un réel problème. Aussi, les menaces n’en restent pas toujours au stade “virtuel”, comme par exemple dans le cas de la pizzeria à Washington, identifiée dans divers cercles complotistes pro-Trump comme au centre d’un vaste réseau pédophile coordonné par Hillary Clinton. Un homme de vingt-huit ans y est entré, et a ouvert le feu au fusil. Il n’y a heureusement pas eu de blessé.
L’objectif de tous ses actes est de réduire au silence les critiques de Trump, de leur faire comprendre que, pour vivre heureux et longtemps, il serait tellement plus simple pour eux de juste se taire, de juste laisser faire. Dans le cas de Trump, ça ne fonctionnera probablement pas : même avec un Congrès républicain, il ne pourra pas fondamentalement transformer et fasciser le système.
Mais Trump n’allait probablement pas gagner la primaire républicaine, et il n’allait probablement pas gagner l’élection contre Clinton. Du coup, le fait qu’il ne se transformera probablement pas les États-Unis en dictature n’est pas extrêmement rassurant.