Les jeux vidéos, la science-fiction, la fantasy : le stéréotype veut que ces domaines clés de la geekitude soient un domaine masculin. Depuis quelques temps, cependant, des représentantes de la gent féminine ont l’audace de frapper à la porte de ce club privé, et de rappeler aux professionnels du milieu que elles aussi ont des sous et voudraient bien acheter des jeux vidéos et des livres, mais que pour ça il faudrait peut-être diminuer les poses hyper-sexualisées sur les couvertures, et proposer d’autres jeux que “Super Soldier vs Bad Guys 5 : In Space”.
Certaines personnes prennent ça mal. Ces geeks réactionnaires (ou : RéactioNerds) refusent de voir changer ce milieu, parce que sans sexisme, les jeux vidéos perdent évidemment tout leur sel. Et pour faire valoir son avis, cette majorité opprimée par la terreur féministe sont prêts à se battre jusqu’au bout. Deux champs de bataille en particulier font couler beaucoup d’encre virtuelle : GamerGate et PuppyGate…
GamerGate : l’éthique du sexisme dans les jeux vidéos
Les jeux vidéos ont un léger problème de sexisme. Ce n’est pas nouveau. 90% des développeurs de jeux vidéos sont des hommes, avec peu de diversité socio-culturelle, ce qui conduit, forcément, à une certaine homogénéité dans les thèmes et les clichés utilisés. Mario sauve la princesse. Link sauve la princesse. La princesse n’est visiblement jamais foutue de se sauver elle-même. En 2012, Anita Sarkeesian, fondatrice du site Feminist Frequency, décide de lancer une série vidéo pour parler du problème : Tropes vs Women in Video Games. Elle lance une campagne de récolte de fonds sur Kickstarter. Les RéactioNerds passent à l’attaque. Menaces de mort, harcèlement permanent sur les réseaux sociaux, page Wikipédia vandalisée à coup de montages Photoshop pornographiques et/ou antisémites… Ces réactions n’ont rien de nouveau, et ont poussés d’autres féministes avant elle à disparaître entièrement d’internet, à choisir de la fermer pour faire cesser les menaces. Mais avec Anita Sarkeesian, une chose improbable se produit : sa campagne Kickstarter profite de la publicité générée par la campagne de harcèlement, et explose complètement les objectifs prévus. Elle demandait 6.000 dollars, elle en a récolté plus de 150.000.
On ne parlait pas encore à ce moment là de “GamerGate”, même si le mouvement était globalement le même. Pour ça, il faut attendre Zoé Quinn. Développeuse indépendante, elle a réalisé Depression Quest, un jeu gratuit qui essaie de mettre le joueur dans la peau d’une personne dépressive. Le jeu a reçu de nombreuses critiques positives et, sans avoir vraiment un succès de masse (logique vu le thème), a néanmoins acquis une petite notoriété comme, justement, quelque chose de différent, une tentative de repousser les limites du genre. Mais voilà, Zoé Quinn avait un gros problème : son ex. Eron Gjoni n’était visiblement pas très heureux de sa rupture avec Quinn. Il a décidé de se venger en publiant l’an dernier un long, très long compte-rendu de toutes les infidélités que celle-ci lui aurait faite. Ce quasi-roman a été largement ignoré par tout le monde… sauf par les RéactioNerds, évidemment. Sur les forums de 4chan, une vaste campagne a commencé à s’organiser. Des photos de Quinn nue ont été trouvées et diffusées largement, la machine à harcèlement était en route.
C’est là que certains esprits entreprenant ont eu une idée. Quinn avait, selon son ex, couché avec un journaliste travaillant pour Kotaku, magazine de jeu vidéo en ligne qui avait publié une critique positive de Depression Quest. La narration s’est transformée, passant de “harcelons cette petite pute qui couche avec tout le monde !” a “c’est une atteinte à l’éthique journalistique !” Sous ce déguisement lui donnant un semblant de légitimité, GamerGate était né.
Ça fait un an que ça dure. Le mouvement a un peu évolué : chassé de 4chan par le fondateur, qui en avait marre de voir son site utilisé pour ce genre de campagnes, il s’est réfugié sur 8chan (dont la règle de modération est : tant que la pédo-pornographie est quand même un peu planquée, faites ce que vous voulez) pour la partie harcèlement, et sur Reddit pour la couverture légitime. En façade, le but est maintenant de s’attaquer aux problèmes d’éthique et de collusion entre journalistes et développeurs. En pratique, le mouvement cherche à empêcher toute diversification des jeux vidéos, et s’attaque quasiment exclusivement aux développeurs (et surtout aux développeuses) et critiques indépendants. Un an après, leurs cibles principales restent Zoé Quinn et Anita Sarkeesian, ainsi que Brianna Wu, une autre développeuse qui s’est très tôt opposée vocalement à GamerGate.
PuppyGate : on a déjà assez de diversité comme ça
Chaque année, des fans de science-fiction et de fantasy se rassemblent pour la World Science Fiction Convention (WorldCon), dont l’événement phare est la remise des Hugo Awards. Ce qui différencie les Hugo des autres prix prestigieux du genre, c’est qu’il est entièrement déterminé par le public. Le système est assez simple : dans une première phase, toutes les personnes qui ont acheté un ticket pour WorldCon (soit pour aller sur place, soit un ticket “de soutien” qui donne juste accès au vote) peuvent nominer des oeuvres ou des personnes dans toute une série de catégories allant de meilleur roman ou meilleure nouvelle à meilleur magazine professionnel ou meilleur éditeur. Les cinq candidats recevant le plus de nominations dans chaque catégorie sont inscrits sur les bulletins de vote. La seconde phase est le vote parmi les nominés sélectionnés, lors de la conférence elle-même.
Mais voilà : certains auteurs et éditeurs ont depuis quelques années l’impression que WorldCon et les Hugo Awards – et la communauté SF&Fantasy en générale – ont une fâcheuse tendance à se diversifier, à nominer des histoires qui sortent du moule traditionnel “marine de l’espace” ou “aventurier super-balèze”. Certaines histoires seraient même écrites par des femmes! On ne peut quand même pas laisser faire ça! C’est ainsi que les mouvement “Sad Puppies” lancé par les auteurs Brad Torgersen et Larry Correia, et le mouvement “Rabid Puppies” par l’éditeur / auteur Theodore Beale, se sont créés. Leur but : proposer à tous les RéactioNerds de s’accorder sur une série de candidats à nominer dans toutes les catégories, pour avoir des bulletins de vote remplis par leurs choix (et par leurs propres oeuvres, tant qu’ils y sont). Il y a généralement moins de gens qui participent aux nominations qu’au vote final : il faut donc relativement peu de votes pour faire une grosse différence. La mobilisation des Puppies a été au rendez-vous, et lorsque le résultat des nominations a été publié par WorldCon, les bulletins de votes se sont retrouvés entièrement remplis par les choix des Puppies.
La controverse qui a suivit ne s’est pas encore éteinte, et durera probablement jusqu’en août, lorsque le vote aura lieu. Il y a ceux qui appellent à voter “Personne” pour chaque catégorie ; ceux qui rappellent que les auteurs n’ont pas demandés à se retrouver dans ces listes, et qu’ils devraient être jugés sur leur mérite indépendamment de la politique de la situation ; et ceux qui se congratulent d’avoir réussit à complètement bousiller la légitimité d’un prix qui jusqu’à présent était l’un des plus respectés de l’univers SF. Robert Heinlein, Philip K. Dick, Arthur C. Clarke, Isaac Asimov, Ursula Le Guin, Orson Scott Card, Dan Simmons, Loïs McMaster Bujold, Neal Stephenson, J.K. Rowling, Neil Gaiman… La liste des vainqueurs du prix du meilleur roman parle d’elle-même quand au prestige associé.
La situation actuelle est tellement absurde que Georges R. R. Martin, plutôt que de travailler sur The Winds of Winter, a écrit sur son blog sur le sujet de quoi remplir plusieurs épisodes de Game of Thrones (avec nettement moins de sexe, et un peu moins de violence).
Les RéactioNerds : gagnent-ils du terrain ?
Les campagnes répétées de harcèlement et les menaces de mort font de l’effet. Pour certaines cibles, la pression est trop grande, et il n’est pas rare que les RéactioNerds arrivent à leur objectif : qu’elles se taisent.
Ils se posent en défenseur de la liberté d’expression. La leur, celle de pouvoir cracher tout leur vitriol à la figure de ceux (et surtout celles) qui osent dire que, peut-être, il y a encore des améliorations à faire dans notre société pour atteindre l’égalité des sexes.
La tendance générale, cependant, n’est pas en leur faveur. Même les sites qui ont longtemps servis de plateforme aux campagnes anti-féministes tentent de se distancer du mouvement. 4chan a chassé GamerGate de ses serveurs, poussant ses utilisateurs à migrer vers son clone plus 8chan, plus permissif. Zoé Quinn a été invitée à témoigner devant le Congrès américain sur la problématique du cyber-harcèlement. Les vidéos de Anita Sarkeesian comptent des centaines de millier de vues, et dépassent régulièrement le million pour celles consacrées à sa série “Tropes vs Women in Videogames”. Twitter, où se déroule une bonne partie du harcèlement, s’attaque sérieusement au problème.
Il y a encore du progrès à faire. Jouer aux jeux vidéos en ligne en tant que femme reste une épreuve. Les problèmes de harcèlement sexuel dans les conventions “geeks” sont récurrents. Mais les gens en parlent, et la haine et la violence qui ressort de GamerGate ou de PuppyGate aura au moins remplis ce rôle à : montrer au grand jour la toxicité du milieu. Et peut-être, ainsi, contribuer à accélérer sa transformation.